Homéostasie, cartes Pokémon et Bella Hadid : quand les moins de 30 ans popularisent la chronophobie
- Augustin Bougro
- 17 févr. 2023
- 9 min de lecture
Le bruit sourd d’un avion que l’on entend au loin, conjugué à la caresse du vent chaud de l’été. Sur la langue, le goût sucré d’une glace à l’eau qu’on termine au frais, devant la télévision, en attendant le lancement de deux épisodes de Buffy Contre les Vampires sur M6. Cette pause bien méritée, et quotidienne, on se l’accorde après une longue journée passée à échanger des cartes Pokémon entre camarades de classe. Tout ça, l’esprit tranquille : bientôt sonneront les vacances d’été, les plus longues de l’année.
Ceci n’est pas la description d’un rêve, ni même le synopsis d’une prochaine BD de Martine, mais le résumé de plusieurs vidéos qui tournent à foison et cartonnent sur le réseau social préféré de la génération Z : TikTok. Le concept ? Un carrousel d’images piochées ci et là sur Google et Pinterest. On y trouve par exemple une chambre d’enfant décorée de figurines Disney vintage, la devanture d’un magasin Toys “R” Us, un lot de vieux jouets McDonald’s en plastique, des t-shirts crop imprimés du visage des Winx, des photos de gosses en pleine cueillette de fleurs sous une météo radieuse…
Ces images respirent (ou transpirent) la mélancolie d’une époque révolue, d’une enfance tendre et chérie, d’un passé fantasmé que l’on regrette…Et sont toutes organisées sous l’hashtag « Pick and Choose ». Une sorte de RPG version TikTok, grâce auquel l’utilisateur se replonge dans son enfance. Un peu comme un personnage de jeu vidéo qui remonte le temps quand bon lui semble. Ce qu’on en retient, c’est que la chronophobie, ou la peur du temps qui s’écoule, si ce n’est l’angoisse à l’idée de vieillir, est extrêmement présente au sein de cette génération connectée.
C’était mieux avant…
« Dans mon enfance, on allait jouer au foot toutes les semaines avec nos copains. J’aimerai retourner un samedi jouer au foot avec mes potes, comme à l’époque et juste prendre du plaisir, se taper des barres », explique Youenn, 18 ans, étudiant en ingénierie.
Joséphine aussi est née en 2004. Régulièrement, elle partage à ses proches quelques Reels quelle voit apparaître sur son feed Instagram. Le thème est souvent le même : des vidéos mignonnes d’animaux enroulés dans des plaids, des feux de cheminée crépitants au cœur d’un cottage à la montagne, un extrait du dessin-animé « Heidi », sa Madeleine de Proust. « Aujourd’hui j’étudie loin de chez moi, ces vidéos m’apaisent ». Ce contenu lui rappelle aussi un temps qui lui parait bien loin de 2020, période durant laquelle elle commençait la vie lycéenne…dans sa chambre. Le « Pick And Choose » fait ici office de pansement capable d’apaiser le sentiment de ne pas avoir assez profité.
Pour trouver du contexte à ces interventions, il faut remonter trois ans en arrière. Alors qu’une pandémie s’installe, le confinement prend place en France, et bouleverse le quotidien des foyers. On se souvient, par exemple, des interviews téléphoniques du YouTubeur Hugo Décrypte qui alarmait sur la santé mentale des 18-25 ans à ce moment. Pour la plupart des jeunes, la solitude était extrêmement pesante. Qu’on le veuille ou non, le Covid a eu un impact énorme sur la santé des plus jeunes, et laisse moult effets secondaires. Parmi eux : l’envie de se reconnecter à l’essentiel, le désir de renouer avec le passé, la volonté de travailler autrement. Partir aussi, loin. Un numéro du magazine Society parle même de « Grand Départ Français ». Comprendre : ces habitants des grandes villes qui, du jour au lendemain, presque sur un coup de tête, s’expatrient à la campagne. Le but : retrouver un semblant de sérénité dans cette société inondée d'actualités anxiogènes qui ne cessent, depuis 2020, de faire les grands titres. Alors que le superficiel dictait le quotidien des plus jeunes, allant jusqu’à ringardiser l’American Dream au profit de Dubaï, le naturel s’est de nouveau imposé. Ou devrait-on dire le désintéressement ?
Une nouvelle approche du travail
Au moment du déconfinement, tout aurait pu se calmer. C’est pourtant loin d’être le cas. Avec la guerre en Ukraine, l’été 2022 extrêmement chaud qui a remis au centre du débat la crise climatique, l'extrême droite plus puissante que jamais lors des dernières élections présidentielles…puis, plus récemment, les nombreux débats autour de la réforme des retraites, mettant en scène une Assemblée Nationale opiniâtre, la tête plongée dans l’idée d’une France qui ne parle plus aux jeunes, et mettant en exergue une question essentielle : si la retraite est inaccessible, le monde du travail a-t-il encore du sens ? Finalement, le monde dans lequel on vit aujourd’hui n’est-il pas en perte de sens ?
Pour aller plus loin >>> Le rapport au travail des jeunes actifs affecté par l’horizon incertain de la retraite, par Alice Raybaud (Le Monde Campus)
À 21 ans, Enzo est en première année de master Brand Content et Marketing Editorial. Depuis trois ans, il est en alternance au magazine ELLE France en tant que chargé de production brand content. « C’est un poste qui me plait beaucoup, qui m’intéresse énormément, qui laisse la place au mouvement, à l’imprévu…et c’est ce que j’adore », explique-t-il. Dans sa situation professionnelle actuelle, le jeune homme se sent bien, ce qui ne l’empêche pas de ressentir une certaine frustration.
« Avant le Covid, j’adorais mes études et mon travail, tout était merveilleux. Le Covid a changé complètement la donne sur les habitudes de travail, sur nos (cf. les jeunes) modes de vie. On a besoin de se focus beaucoup plus sur notre personne. Le travail n’est qu’entre guillemets là pour subvenir à nos besoins, et non plus pour alimenter notre vie personnelle ».
Pour aller plus loin >>> Génération plan-plan : et si faire des activités de vieux était devenu un truc de jeunes ?, par Maroussia Dubreuil (Le Monde)
Concernant le ras le bol général(isé) des jeunes vis à vis du système de l’entreprise, Enzo a son avis : « Ça va beaucoup plus loin. On a un besoin de se sentir de plus en plus utile, valorisé, d’avoir l’impression de servir à quelque chose et non pas d’être un robot parmi les autres. » Pour lui, et pour beaucoup de ses proches, l’avenir professionnel se construit sous une forme « désorganisée », « floue ». Leur job de rêve ? Un travail qui casse la routine, les habitudes, le modèle établi. « On a besoin de prioriser notre bien-être auprès de choses simples qui nous permettent de nous ressourcer », affirme-t-il. Quant à rester à Paris, ou dans toute autre ville qui « mange » plus qu’elle n’épanouit, Enzo n’y compte pas. La plage, et la promesse du calme d’un week-end à la campagne, voici à quoi ressemble plutôt sa vision de l’avenir.
Un nouvel air, une nouvelle ère : la mode en premier plan
Cette envie de s’extirper d’un monde qui bouge trop est palpable au sein de l’Industrie de la mode. Depuis le Covid, le prêt-à-porter, les boutiques vintage et le luxe naviguent sur une tendance qui ne prend plus une ride : les années 2000, ou aussi baptisée « Y2K ». On doit ce retour de force au confinement, bien sûr, qui a totalement changé le rapport que les jeunes entretenaient au vêtement. Mais surtout au travail à distance. Habitués, toutes et tous, à rester télétravailler en jogging toute la journée, les vêtements confortables se sont imposés comme les nouveaux basiques. La mode des années 2000, marquée par le strass, le kitsch et le « m’as-tu vu » s’est de ce fait imposée comme la parfaite solution à adopter pour retrouver un semblant de liberté.
Trois ans après, le Y2K ne perd rien de sa saveur. Preuve à l’appui : Stradivarius présente en ce moment une collection capsule en partenariat avec la poupée Barbie. Au programme : tout un vestiaire rétro, rose et accessible, comme pioché dans le dressing de Paris Hilton. Miss Hilton, figure emblématique du début des années 2000, qui, rappelons-le, faisait étrangement son retour sur les podiums de la Fashion Week dernièrement.
Impossible aussi de ne pas aborder le sujet de Bella Hadid. Kate Moss nouvelle génération, ce mannequin star que la Fashion Week de septembre 2022 s’arrachait en dit long sur l’état d’esprit des jeunes générations. Car Bella Hadid n’est plus juste belle, populaire et aimée pour ses engagements divers et variés. C’est aussi, et c’est là où ça devient problématique, une plastique filiforme qui fascine les jeunes sur TikTok. Sans parler de son style vestimentaire, tantôt casual, tantôt off-duty, qui a propulsé la tendance « Weird Girl » (ou fille bizarre) sur le devant de la scène, allant jusqu’à faire de l’ombre à Billie Eilish qui semblait jusque-là en être à l’origine. Billie Eilish qui, pourtant, dégageait du positif : la jeune femme porte depuis ses débuts des vêtements amples pour cacher ses formes, ce qui détonne des autres chanteuses populaires, ou de Bella Hadid, qui ont toutes, tôt ou tard, été absorbées par le siphon presque inévitable du « tout sexy ».
Aude approche des 27 ans. Depuis des années, elle vit en Angleterre, est salariée d’une entreprise et publie, sur son temps libre, des livres en autoédition. En 2021, elle édite son premier bouquin : « YOU, ME, AND SOCIAL MEDIA: A Modern Day Love & Hate Story », une étude dans laquelle elle décortique sa relation tumultueuse avec les réseaux sociaux, un sujet quelle maîtrise désormais à la perfection. Pour elle, cette relation de nostalgie qu’entretiennent les jeunes générations avec ce côté « plan plan » des réseaux sociaux n’a rien de surprenant.
« Les millenials ont été biberonnés avec le changement. En tant qu’être humain, on est censé pouvoir s’adapter aux changements qui se passent dans notre environnement. Cependant, les changements peuvent être trop rapides et consécutifs pour permettre de s’acclimater. Cet équilibre qu’on est censé soutenir, qui s’appelle l’homéostasie, peut entraîner des conséquences sévères s’il n’est pas conservé ». Pour la spécialiste, le sujet serait ici biologique, l’homéostasie renvoyant à une tendance de l'organisme qui maintient ou ramène les différentes constantes physiologiques (température, débit sanguin, tension artérielle...) à des degrés qui ne s'éloignent pas de la normale.
« Ce phénomène de nostalgie énorme, particulièrement chez les millenials, s’explique par ce changement constant auquel ils ont fait face de leur enfance à l’arrivée à l’âge adulte. Mentalement, nous ne sommes pas toutes et tous équipé pour s’adapter. Des études prouvent que les millenials ont tendance à abandonner plus vite, notamment grâce au déni du moment présent. Ils préfèrent échapper à la réalité en s’enfonçant dans le passé, en choisissant la facilité. »
Les limites du « c’était mieux avant »
Comme tout phénomène, le « Pick And Choose » de TikTok a aussi ses limites. Mettant en scène diverses imageries des années 2000, il fait - peut-être involontairement - la part belle à une tendance problématique que l’on pensait enterrée à jamais : l’Heroin Chic. Fin 2022, le New York Post tirait la sonnette d’alarme sur le retour de force de cette tendance hyper controversée. Incarnée, à l’époque, par des personnalités influentes comme Kate Moss, l’Heroin Chic glamourisait, surtout dans l’industrie de la mode, la maigreur presque morbide, qui laissait suggérer que la consommation de substances illicites était cool.
Avec le succès que rencontre la trend Y2K chez les plus jeunes, l’Heroin Chic s’est réaffirmée naturellement. On ne compte d’ailleurs plus les vidéos « astuces pour perdre du ventre », dire adieu à la « culotte de cheval » ou creuser ses joues. Des conseils dictés en première ligne par des filles qui sont, pour la majorité d’entre-elles, mineures. Toutes semblent obsédées par l’idée du « corps parfait » (longiligne et filiforme, dans ce cas), comme si ressembler aux mannequins stars du moment (Bella Hadid, Kendall Jenner ou encore Hailey Bieber) était devenu fondamental. Ce qui nous amène à un fait indéniable : la rondeur, plus que jamais, n’a plus sa place dans la mode. L’industrie du textile serait la première à assumer ce revirement de situation, elle qui, quelques années plus tôt, mettait tout en œuvre pour honorer le body-positivisme.
Retourner dans le passé, pour quel aspect positif, au juste ? Souvenons-nous : il y a dix ou vingt ans, la société était bien plus craintive sur de nombreux thèmes qui, aujourd’hui, se démocratisent. Le genre, la sexualité, le harcèlement scolaire, la santé mentale…Autant de sujets tabous qui, pendant l’enfance des millénials, n’avaient aucunement leur place dans l’espace privé et public. Aujourd’hui, l’émergence des réseaux sociaux permet aux plus jeunes d’avoir rapidement des réponses à leurs questions, de trouver une oreille attentive, de s’émanciper en s’inspirant de modèles et célébrités ultra médiatisées (Harry Styles pour le gender-fluid, Lizzo pour le body-positivisme…).
« Préserver le silence »
En s’accrochant au passé, la plupart des jeunes ne cherchent pas à renouer avec les aspects négatifs de leur enfance. Ici, et c’est palpable sur TikTok, les moins de 30 ans partent plutôt en quête d’une période moins en mouvement, plus apaisée, dans laquelle le silence était légitime.
Le silence, un terme précieux en 2023, à en juger le discours de la philosophe Cynthia Fleury qui passait au micro de France Culture en juillet 2022. « Alors que nous sommes dans des situations d’effondrement, de fatigue, de déplacement, de découragement, il fallait dire « ça suffit » », développe-t-elle. Selon la psychanalyste, le silence doit être protégé. Tout comme la vue.
« Tous les jours, avoir la possibilité dans sa vie la plus quotidienne d’avoir accès à l’horizon, d’être porté par cela. Un paysage, que ce paysage soit rural, urbain, tout ce que vous voulez, la jungle, etc…Mais tout à coup dire : « Mais mon dieu, ce milieu autour de moi il doit être phorique […] C’est-à-dire tout à coup je peux, de manière politique, me ressaisir, me reconstituer, me restaurer. »
Le silence comme ressource cognitive, clinicienne, thérapeutique, sacrée. Une denrée essentielle dans les espaces publics et privés, qui tend à se faire de plus en plus rare. En philosophie, la vue et le silence sont des biens communs, tout comme « le temps long ». Et sont tous constructifs de notre humanité.
Que penser, donc, de ces moins de 30 ans qui s’accrochent au passé ? Si, selon Albert Camus, la nostalgie est avant tout « la pensée de l’homme », et serait donc un sentiment indissociable de qui nous sommes, peut-être faudrait-il plutôt se concentrer sur une citation de l’écrivain anglais Charles Caleb Colton. Ce dernier certifie que « le moment présent a un avantage sur tous les autres : il nous appartient ». À méditer.
Par Augustin BOUGRO
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